Lecture comme intermédiaire entre la matière et l’esprit

2020/12/22

Ce texte est initialement un travail de séminaire présenté à Prof. Terry Cochran

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The Forbidden City

Photo taken in Beijing

Dans « Essai sur la notion de lecture », Simone Weil évoque le fait que l’humain vit dans un monde des significations. Les objets qu’un membre normal de la société humaine voit ne sont pas les entités en tant que telles, mais plutôt « les illusions des sens corrigés » qui sont étroitement liés aux sensations et à l’affect ; par contre, un être humain qui « ne hait pas », « ne craint pas », « ne méprise pas » et « n’aime pas » est souvent considéré comme « fou » ou anormal, parce qu’il ne répond pas aux attentes fondamentales de la société. Pour décrire ce processus abstrait d’associer les valeurs au monde, Weil propose d’utiliser le mot de « lecture » qui est une analogie semblant exacte : on lit les lettres, mais on sent d’autres choses qui sont hors des textes, les significations des phrases et les lettres ne peuvent jamais totalement se débarrasser. En ce sens, dans cet article de Weil, « la lecture » ne signifie pas seulement les actes de comprendre les textes, elle désigne la manière générale de l’humain pour percevoir « les significations » et « les apparences » de la réalité objective. 


En ce qui concerne la compréhension littéraire, cette vision implique que « les textes » et « les textes qu’on reçoit (dans le cerveau/l’esprit) » sont deux affaires distinctes. Autrement dit, durant les processus de la réception, il y a un espace abstrait entre les objets à lire et ceux qui les lisent, cet espace est pour la plupart rempli par les significations ajoutées, parce qu’il n’y a pas de liens entre la matière et l’esprit pour que le réel puisse se manifester directement envers l’esprit humain. Cela dit, d’un côté, les textes en tant qu’incarnations des pensées ne peuvent pas toujours garantir les sens et les significations originels que leurs auteurs veulent exprimer ; et de l’autre, cet espace « vide » sous-entend la possibilité d’agir, c’est là où la lecture et les facteurs extérieurs ont lieu. Nos réflexions se développent donc sous ce cadre de pensée général. 


L’objectif central de cet essai est de justifier l’idée que la lecture, en tant que moyen intellectuel de l’humain pour connecter la matière à l’esprit, est toujours socialement influencée et encadrée ; autrement dit, les modalités de la lecture sont déterminées par les limites humaines ainsi que les conditions historiques. Afin de présenter un clair panorama des dimensions horizontale (historique) et verticale (conceptuelle), cet essai se compose de deux parties en synthétisant les historiques : la lecture à l’âge des supports traditionnels, et la lecture à l’âge numérique. À travers cette comparaison ainsi que l’évolution historique à propos du support des textes et du langage, nous souhaitons mettre en lumière la charge épistémologique de la lecture : intermédiaire entre la matière et l’esprit. 



 

I. Lecture à l’âge des supports traditionnels


Avant de pénétrer dans les détails des modalités de lecture, il vaudrait la peine de se poser une question : d’où vient la lecture ? Lire n’est pas une capacité innée de l’humain, la lecture n’est non plus un objet, mais une activité abstraite. D’un point de vue anthropologique, on pourrait dire que la lecture, dans son sens primitif, désigne les actes de comprendre des signes créés par l’humain. Cela dit, la lecture exige un système compréhensible des signes et la matérialisation des messages. En ce sens, la lecture est un résultat de l’évolution intellectuelle de l’humain qui dépend du support et du langage, ces deux facteurs sociaux qui s’influencent mutuellement sont indispensables pour la compréhension littéraire et déterminent également les effets de la lecture. 

 

1.1 Support


La lecture doit se faire toujours à l’appui d’un support, l’évolution de la lecture est profondément liée à l’Histoire du livre. En occident, au Moyen Âge, les textes manuscrits sont écrits souvent sur les parchemins. Compte tenu du coût élevé et de la rareté des matériaux, les livres[1] surtout la Bible sont toujours des articles de luxe possédés par certains groupes minoritaires. Cela fait les livres un objet précieux qui magnifie la parole divine et, dans un certain sens, se combine avec elle. La lecture devient donc un accès privilégié pour accéder au Dieu, malgré que la majorité de la société ne puisse que recevoir passivement des consignes « divines » données par ceux qui contrôlent la lecture ; dans ce cas-là, la lecture est occulte, elle est considérée comme la façon incarnée pour aider à l’humain à connecter à « l’esprit du Dieu ». De même, en Asie de l’Est, à ces époques-là la situation est similaire. Les lamelles de bambou sont non seulement précieuses, mais aussi difficiles à transporter. Bien que la religion ne domine pas dans les sociétés, l’écriture et la lecture sont habituellement limitées dans la structure du pouvoir qui détient le droit laïque et le droit divin, les méditations de lecture sont toujours pour amener l’humain à quelque chose de supérieur. 


À partir du quinzième siècle, l’invention de l’imprimerie et le progrès de fabrication du papier entraînent une révolution conceptuelle. En Europe, la distinction entre les textes et les livres fait les livres comme des objets désacralisés ; les maisons d’édition qui ne servent pas seulement les élites apparaissent, lire n’est plus une activité réservée aux aristocrates. Au fur et à mesure de ces changements, de nouvelles opinions sur la lecture émergent. Ce que Spinoza fait dans « Traité théologico-politique »[2] est d’exposer le lien illusoire entre le Dieu et les textes, il fait la lecture ce que ça devrait être : on médite à partir d’un objet matériel portant des écrits, le Dieu n’existe pas dans les textes, les textes sont des produits humains. Par ailleurs, ces nouvelles technologies bouleversent les hiérarchies sociales et provoquent des troubles politiques, dans un certain sens, on pourrait dire que l’autorité de lecture est redonnée aux textes ; de sorte que les censures religieuse, royale et bibliographique sur la publication, qui visent à contrôler la lecture, apparaissent. Suite à la laïcisation de l’écrit, la lecture est « sécularisée » tout en étant imposée un sens politique. Comme les critiques d’Ivan Illich le signalent, l’histoire spirituelle est remplacée par l’histoire matérielle, le rapport entre les lecteurs et les textes est médiatisé par le livre qui n’est qu’un dispositif. 


À la fin du dix-huitième siècle, le livre industriel voit le jour et les technologies de fabrication du papier continuent de progresser, ce qui rend possible l’éducation pour tous et promeut la démocratisation de l’écriture et de la lecture à un niveau sans précédent. L’émergence de la discipline de littérature a lieu dans ce contexte-là, elle sort de la religion et lui donne un regard matérialiste. D’un point de vue littéraire moderne, les écrits sont l’inscription de l’esprit humain, la littérature est de transmettre la transcendance de manière corporelle et laïque, la lecture est de traverser les horizons historiques/temporels des auteurs ainsi que celui des lecteurs. Autrement dit, il s’agit de la question de « figura »[3], la mise à l’écrit est un moyen pour matérialiser l’esprit, elle se trouve à la croisée du temps historique et de la transcendance, la lecture est la façon pour essayer d’accéder à ce qui est inscrit en dépassant la temporalité.


À travers les historiques des supports des textes, nous voyons que la lecture est toujours conditionnée par la matière et les conditions sociales : elle est d’abord un « dialogue intérieur » avec Dieu, et ensuite devient la méthode intellectuelle pour connecter à l’esprit et saisir les pensées inscrites dans les textes. En termes marxistes, la signification et les modalités de lecture sont déterminées par la productivité sociale. 

 

1.2 Langage écrit


Comme James Gleick le montre dans The Information : A History, A Theory, A Flood, après des milliers d’années aux humains pour intérioriser la capacité à exprimer par un système symbolique – le langage – comme un « instinct acquis », le langage est profondément enraciné dans l’esprit humain et il est à la pointe de toutes les technologies intellectuelles possédées par l’humain. Le concept de l’histoire n’existe pas jusqu’à ce que le passé puisse reposer sur des mots pour enregistrer la piste.[4] Cela dit, le langage est une condition préalable pour lier l’esprit et la matière, la mise à écrit du langage est nécessaire pour l’inscription de pensée. D’un côté, les pensées ont besoin des supports matériels pour qu’elles puissent exister séparément hors de ceux qui les conçoivent, ce que nous avons montré plus tôt ; et de l’autre, l’inscription de pensée exige un outil pour que les éléments soient enregistrés de manière compréhensible et interprétable, alors le langage écrit rend son service à cet aspect de ce processus de matérialisation de l’esprit. 


Bien que le langage écrit semble être un outil corporel, ses effets agissent sur l’esprit. Le langage écrit a besoin de l’institutionnalisation, surtout le système d’éducation national/uniforme, pour produire, garder, interpréter la grammaire et les vocabulaires ainsi que pour rester au pouvoir c’est-à-dire exercer une domination sur la population ; il s’agit bien d’une création humaine intentionnelle qui se différencie du langage oral. Dante dit dans ses essais sur la langue vulgaire : « la langue véhicule l’âme de l’Italie »[5], cette « âme » n’existe pas dans les signes langagiers, elle se trouve dans la lecture grâce au langage qui est à la fois rationnel et sensible. Plus précisément, un langage commun peut d’abord créer un esprit commun pour ceux qui le maîtrisent, et il permet également de cultiver un sens d’appartenance ; en d’autres termes, le langage peut dépasser les limites du temps et de l’espace dans le but de créer une identité collective ; au cours de l’écriture et de la lecture, les gens ressentent automatiquement cet aspect spirituel du langage. Dans cette optique de pensée, Dante n’est évidemment pas seul. Vers l’an 221 av. J.-C en Chine, après la fondation de la dynastie Qin, quand les décrets du gouvernement central sont envoyés aux régions, aucune population locale ne peut les comprendre en raison des différentes manières d’écriture, ce qui entrave les échanges économiques et culturels ainsi que la vigueur des édits ; le premier empereur chinois, Qin Shi Huang, unifie et standardise donc le langage par les forces exécutives de manière violente, tous les sujets de l’empire Qin doivent désormais écrire et lire selon un même système des caractères, ce qui de fait unifie spirituellement la Chine et devient une base essentielle pour les dynasties ultérieures. 


Par ailleurs, les langages écrits modernes contiennent plus ou moins un sens explicitement politique, qui est intégré consciemment dans le but d’imposer un contrôle spirituel. En Occident, l’impression mécanique déconstruit l’ancienne structure du pouvoir religieux et rend l’idée de l’esprit commun pratiquement faisable. Nebrija est un des précurseurs de cette idée. D’après lui, la culture est véhiculée par le langage, le langage est lié à l’empire et au pouvoir politique. Le langage change tout le temps, mais on peut y imposer un teneur d’abstraction ; pour Nebrija, ce teneur est la grammaire du langage, car cela implique que les institutions déterminent le rapport entre le teneur et les variations du langage[6]. Cette vision plus ou moins coloniale et impériale, que l’on critique aujourd’hui, contribue en effet à la formation des langues modernes et à la continuité de « l’esprit national ». Dès sa naissance, cette pensée ne cesse pas d’être pratiquée dans l’Histoire jusqu’à présent. La Chine contemporaine, en tant qu’un « état-nation » qui est économiquement en arrière de l’Occident pendant des siècles, fait exactement la même chose selon les mêmes idées aujourd’hui. Le mandarin (普通话Pu Tong Hua) est une langue créée entre la fin de dix-neuvième siècle et le début de vingtième siècle, en prenant principalement les langues locales du nord de la Chine comme modèle. Selon les statistiques gouvernementales, le taux d’utilisation quotidienne du mandarin en Chine n’a pas encore atteint 80% ; la démocratisation et la standardisation du mandarin sont une tâche importante du gouvernement chinois aujourd’hui, parce qu’un langage commun unifié favorise spontanément l’identité nationale - la nation chinoise, qui est en fait un concept explicité il n’y a que cent ans. En un mot, le langage écrit est un instrument indispensable pour l’inscription et l’extraction de pensée ; en tant que système des signes, le langage sert la pensée et existe indépendamment dans les matériaux, tout en agissant sur l’esprit. 

 

En conclusion, le support et le langage écrit démontrent les limites humaines – il y a un mur indestructible entre l’esprit humain et le monde matériel, et l’humain est un être corporel mortel. L’humanité a besoin du langage, car l’esprit n’a pas d’accès direct pour accéder directement au réel. L’inscription de pensée demande un support et un langage écrit pour être matérialisée, cette matérialité de lecture est à cause des contraintes humaines et elle détermine les modalités de lecture. En ce sens, la lecture est un moyen de « décadence » pour lier le monde spirituel avec la réalité objective. 

 

 

 

II. Lecture à l’âge numérique


La vulgarisation de la technologie informatique et d’Internet provoque la troisième révolution industrielle, la société humaine semble entrer dans une nouvelle ère. Les changements apportés par le numérique aux moyens de lecture sont sans aucun doute nombreux. Cependant, la compréhension du contenu d’un document numérique n’est pas fondamentalement différente que celle d’un texte présenté sur un support classique ; ce qui est inédit est que plusieurs procédures propres aux outils informatiques sont susceptibles d’influencer la manière d’y arriver et de mémoriser le document[7]. C’est-à-dire que l’on profite des nouvelles technologies numériques pour développer la diversité des modes de lecture, mais la lecture est toujours encadrée par les limites humaines et la temporalité historique.

 

2.1 Nouveautés de la lecture dues au numérique


Premièrement, le numérique révolutionne le support des textes, ce qui entraîne des changements conceptuels sur la lecture. Gleick indique que l’écriture est un processus d’inscription, il s’agit d’une question de codage ; alors « lire » est d’extraire de l’information ou des données afin de comprendre le texte et la pensée inscrite, ce qui est lié à la question de l’abstraction[8]. Le numérique expose cette dimension primordiale de lecture plus clairement que jamais. Les textes numériques se composent des codes et des chiffres sous la forme des fichiers ; la lecture numérique dépend de la logicielle et du système informatique/mathématique ; les nouveaux supports tels que l’ordinateur, la liseuse et la tablette démontrent explicitement que « les textes » en tant que tels sont une incarnation de pensée qui se distingue de la pensée elle-même. Il faudrait remarquer que le numérique ne conduit pas forcément à la dématérialisation des textes, les textes doivent toujours être matérialisés, le virtuel est également matériel ; ce que le numérique fait est plutôt de modifier notre expérience de la matérialité sur la lecture,[9] ce qui nous aide à comprendre les essences de l’écriture et de la lecture. 


Deuxièmement, la numérisation des textes change le rapport entre les lecteurs et les textes. D’une part, les manières de créer, diffuser, présenter et archiver les textes sont informatisées, ce qui permet d’établir un écosystème de lecture. Les textes électroniques qui se dotent souvent des hyperliens produisent un nouveau mode de lecture non-linéaire, la possibilité de choisir le parcours et le mode de lecture donne aux lecteurs plus d’autonomie et un pouvoir qu’ils n’avaient jamais auparavant – le pouvoir de modification. D’autre part, dans une certaine mesure, la lecture numérique reconfigure la manière de la compréhension littéraire par la transmédialité. La compréhension littéraire n’est plus une réception totalement passive, les textes numériques qui peuvent présenter les images, les audios et les vidéos transforment la notion classique de « lire un texte » et rendent l’abstraction et la mémorisation plus actives. Par ailleurs, avec l’Internet, la lecture peut établir des liens directs avec les dispositifs interactifs, ce qui favorise la compréhension littéraire, par exemple, les expérimentations littéraires comme l’écriture interactive et le jeu de rôle (Role-Playing Game) textuel profitent bien des effets de mises en forme et d’enrichissements graphiques pour créer un environnement « immersif » de lecture. D’après le modèle cognitif « construction et intégration » développé par le psychologue Walter Kintsch[10], les facteurs spatiaux et organisationnels influencent remarquablement la capacité à construire l’organisation/la représentation mentale des énoncés textuels. Cela dit, la lecture numérique pourrait être psychologiquement plus active que la lecture au sens classique. 

 

2.2 Une révolution de lecture ?


Bien qu’il y ait des nouveautés dans la lecture numérique, ces changements ne peuvent pas refondre la nature épistémologique de la lecture. À l’âge numérique, le support des textes semble connaître en effet une révolution notable, mais les technologies changent peu l’outil intellectuel de communication de l’humain – le langage. D’un côté, quelle que soit l’innovation des modes de lecture, tant qu’il n’y a aucun moyen pour l’humain d’échanger directement les pensées comme « les Triosolariens »[11], l’humanité a besoin du langage dont la charge épistémologique ne peut pas être touchée par la technologie (au moins de nos jours). Et de l’autre, certes, la numérisation et la virtualisation du support apportent des changements conceptuels, mais il ne s’agit pas des transformations de l’essence de la lecture. Le modèle intellectuel de lecture est toujours le même : il faut un système de signes (langage écrit) comme outil afin d’inscrire (écriture) et d’extraire (lecture) les pensées ; l’esprit humain ne peut pas s’exprimer et exister réellement/physiquement sans le langage. Ce que le numérique fait est plutôt d’exposer ce cheminement abstrait de lecture et de nous aider à élargir la notion de la lecture : comme Simone Weil l’articule, on est tous en train de « lire » le monde par le langage. 


Un être humain moderne ne peut pas vivre sans le langage, il est presque impossible de le séparer nettement de la vie humaine. Quant à ce point, les théories de Judith Butler sur le langage sont lucides. D’après ses arguments dans Excitable Speech[12]qui s’inspirent des théories de John Langshaw Austin et de Pierre Bourdieu, la fonctionnalité et l’autorité de langage ne viennent pas du discours lui-même, mais s’incarnent dans les systèmes macros comme les institutions sociales et étatiques ; en d’autres termes, le langage est un système symbolisant les forces idéologiques dont l’existence précède tous les discours concrets (utterance), de sorte que les discours ne peuvent pas exercer des influences sur les actes sans la citation attachée à cet énorme système symbolique. Ce type de relation de citation n’est pas statique, un discours spécifique peut rompre ou même s’écarter du contexte dans lequel il est généré, car il s’agit d’une construction artificielle. Cette vision sur le langage renvoie également à la théorie « nouage du réel, du symbolique et de l’imaginaire » de Jacques Lacan. Quand on utilise le langage, on entre dans la sphère que Lacan appelle « le domaine symbolique (Symbolic Realm) », le domaine symbolique est différent du domaine imaginaire (Imaginary Realm) et du réel (Realm of the Real), il est une existence langagière abstraite dans laquelle on cite des normes et obéit à des règles. Par contre, le domaine réel rejette l’invasion du langage, il peut fournir un langage différent de celui du monde symbolique (par exemple, l’initiative de « l’écriture féminine » de Kristeva), mais il est indépendant du langage. Donc, en ce sens, la perception humaine et notre rapport au monde sont façonnés et conditionnés par le langage qui est par essence un outil artificiel ayant des limites. Le réel est un « livre » auquel l’esprit humain n’a pas d’accès immédiat, si bien que pour l’humain « la nature est écrite en langage mathématique »[13] et le langage est indispensable ; ce que l’humain saisit et perçoit vient toujours de la lecture (au sens général) et du langage.


Les exemples sur la guerre et la tuerie interhumaines dans l’essai de Weil représentent exactement les problèmes de cette réalité : la lecture de l’humain envers le monde pourrait se borner inconsciemment et être manipulée par les forces extérieures, c’est-à-dire que l’on oublie le fait que « les apparences » et « les significations »[14] sont deux choses différentes. Une des raisons de ces problèmes est qu’il n’y a pas de langage sans métaphore[15], le langage qui est un système de signes exige toujours des présupposés comprenant aussi des surplus, ce qui sous-entend la possibilité de manipulation extérieure et le risque de se perdre dans « les significations » ajoutées. 


En conclusion, malgré les progrès technologiques, l’humanité ne dépasse pas ses propres limites cognitives à l’âge numérique, la frontière entre la matière et l’esprit est toujours indestructible. Les modes de lecture se diversifient sans précédent, le sens de la lecture ne se limite pas dans le littéraire ; mais en ce qui concerne la manière de la perception humaine, on n’est pas loin de l’époque des Anciens. 



Conclusion


La lecture est comme un pont reliant deux extrémités, une extrémité est l’esprit et l’autre côté est le monde matériel. Ce « pont » s’appuie sur deux conditions préalables - le langage écrit et le support matériel - pour que l’humain puisse y « marcher », ce qui implique que notre compréhension de la lecture et les modalités de lecture évoluent avec le développement de la productivité sociale. Dans l’Antiquité, ce « pont » est pour accéder aux « volontés des existences supérieures » comme le Dieu. À partir de la Renaissance et des Lumières, l’humain donne un regard matérialiste à la lecture en raison de la désacralisation du texte : la lecture ne nous connecte qu’à l’esprit humain, c’est-à-dire que les textes sont l’inscription de la pensée humaine, ceux qui écrivent les textes et ceux qui lisent sont tous des êtres temporels. À l’ère contemporaine, la dimension matérielle et le modèle intellectuel de lecture sont plus clairs que jamais grâce à la numérisation des textes ; ainsi, la notion restrictive/classique de « lecture » s’étend à la relation entre l’esprit humain et la réalité objective, dans ce sens-là, de nouveaux problèmes émergent : le langage et la lecture sont censés créer des concepts et des « signifiants » en vue d’aider l’humain à comprendre le réel par l’abstraction, comme un « bâton de l’aveugle » ; mais l’humanité a tendance à s’enferrer dans ces cocons conceptuels, tout en oubliant que la vie humaine est « faite de significations qui s’imposent successivement »[16].


 Weil est sans doute préoccupée par cette question de la lecture (au sens extensif). Dans un certain sens, la littérature contient « le pourvoir de changer les significations que je lis dans les apparences et qui s’imposent à moi »[17]. Le réel ne peut pas se manifester sans la représentation, la fiction offre donc un accès épistémologique au monde réel par la lecture. Ce que les mises en scène littéraires non-figuratives font est d’exposer « les métaphores éteintes » et de déconstruire les liens préétablis entre « les significations » présupposées et « les apparences » par la défamiliarisation ; en présentant un écart entre ce qui est dit et comment ce qui est dit, ce type d’arts met l’accent sur la lecture et place le lecteur dans une position positive, ce qui permet d’exposer le fait que le soi-disant « réel » que l’humain perçoit est un monde des significations ajoutées, au lieu de la vraie réalité objective. Le rôle de la lecture, dans n’importe quel contexte, est toujours le même : intermédiaire entre la matière et l’esprit. 



NOTES :

[1] Évidemment, à cette époque-là les livres au sens moderne n’ont pas encore apparu ; nous nous permettons d’utiliser ce mot pour désigner l’ensemble des objets qui portent les écrits (comme les rouleaux) ainsi que pour ne pas confondre la notion de « livre » et celle de « texte », ce que nous discuterons plus tard dans les paragraphes suivants. 

[2] Spinoza, Traité théologico-politique, Œuvres II, tr. Charles Appuhn, Flammarion,1965.

[3] Erich Auerbach, Figura, Macula, 2003.

[4] James Gleick, The Information: A History, a Theory, a Flood, New York: Pantheon Books, 2011.

[5] Dante, De l’éloquence en langue vulgaire, dans Œuvres complètes, sous la direction de Christian Bec, Le Livre de Poche, 1996.

[6] Antonio Nebrija, « Introducción » à la Grammatica de la lengua española,
édition de Antonio Quilis, Editora Nacional, 1980.

[7] Thierry Baccino and Drai-Zerbib Véronique, La Lecture Numérique, deuxième édition, Presses universitaires de Grenoble, 2015, pp. 169-217.

[8] Op. cit.

[9] Alain Liu, « Translitteraties: le big bang de la lecture en ligne » (UC Santa Barbara Previously Published Works), 2012, https://escholarship.org/uc/item/7827v5wg.

[10] Walter Kintsch, Comprehension: A Paradigm for Cognition, Cambridge University Press, 1998.

[11] Les extraterrestres imaginés dans la trilogie « Le problème à trois corps » de Lui Cixin qui peuvent communiquer directement leurs pensées. 

[12] Judith Butler, Excitable Speech : A Politics of the Performative, London: Routledge, 1997.

[13] Propos de Galilée.

[14] « Les apparences » et « les significations » : les termes que Weil utilise dans « Essai sur la notion de lecture » pour décrire cette question. 

[15] Idée argumentée dans : George Lakoff and Mark Johnson, Metaphors We Live By, ed. Chicago: University of Chicago Press, 2003.

[16] Formulation de Weill dans « Essai sur la notion de lecture ».  

[17] Ibid. 


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